Quand l'obscurité enveloppe la ville de ses bras sombres, chaque détail est abreuvé d'un jour nouveau par les lumières fugaces de la nuit : une autre face de la ville se profile. Outre les quartiers à succès — prolongement tapageur de la modernité jusque dans la nuit — qui se parent de leur tenue de soirée et qui sont assaillis dès la nuit tombée, la ville de la nuit est également — surtout — une ville qui dort.
Le promeneur nocturne, s'il s’éloigne des quartiers bruyants, est alors enveloppé d’une humanité assoupie, « qui attend et entend* », qui se pose alors en supériorité empathique. Cette ville endormie « ne nous dit rien, elle ne nous approuve, ne nous blâme ni ne nous console. Elle se contente, ce qui n’est pas peu, d’être ce silence qui appelle le sens* ». La ville ne juge pas, elle écoute patiemment les lamentations et les doutes des solitaires. Comme un parent attentif, la ville qui se repose accueille le promeneur pensif qui, dans l’obscurité réconfortante, « va porter à la lumière ce dont il est capable de souffrir* ». Le solitaire nocturne profite de la nuit pour mettre au jour ses doutes et ses souffrances, « il lui appartient d’aller plus ou moins loin, dans cette effectuation du soi, [...] selon les rencontres esquissées ou poursuivies, selon sa capacité de dépasser, en cette nuit, ses limites habituelles* ».
Mais les promeneurs nocturnes ne sont pas tous en proie au spleen. Pour autant, le dialogue instauré entre la ville et ses passants permet toujours plus aisément qu’en pleine journée de se plonger dans les profondeurs de son être. Ce dialogue est notamment rythmé par le motif aléatoire des lumières, qui révèlent enfin ce qui est invisible le jour : les reliefs de la ville et l’intimité humaine, dans laquelle se projetait Baudelaire à travers ses Fenêtres**. Ce rythme silencieux créé par l’extinction ou l’allumage des éclairages plus ou moins fébriles crée un tempo au sein des rues traversées ; c’est pendant la nuit que la métropole laisse paraître à ceux qui veulent bien les percevoir les battements de son cœur.
Dans le silence donc, la ville veille mais n’est pas exempte de surprises. Chaque moindre son ou lumière exalte la poésie qui est dissimulée en journée, alors noyée sous la vitesse et les bruits ambiants. Le moindre événement qui met les sens en branle est décuplé en force poétique. Il vient briser à lui seul le calme de la nuit et son avènement crée aux yeux du promeneur un point d’accroche fébrile (le rendant d’autant plus précieux !) auquel se suspendre pour se rassurer et rester dans le monde des vivants : « Les événements les plus minces comme un bruit de poubelle, une ronde d’agent, un couple d’amoureux, le passage de cyclistes, gagneront en dignité et en sens, parce qu’ils participent de la même nuit et parce qu’ils apparaissent comme de brèves traces lumineuses ou sonores dans la mémoire d’une nuit qui risque de nous engloutir.* » C’est justement en ceci que la poésie nocturne dévoile toute sa force : par des détails a priori insignifiants mais qui deviennent pleins de sens et d’histoires dès lors que l'on sait les apprécier et en tirer toute la signification poétique, dont la force et l'humanité s'en trouvent réhaussées : c'est la flamme qui tient au chaud, unis, les solitaires et les rêveurs nocturnes. Dans la nuit, la solitude n'existe plus.
* SANSOT P., Poétique de la ville, Éditions Payot & Rivages, Paris, 2004.
** BAUDELAIRE C., « Les Fenêtres », dans Les Fleurs du mal
Texte et photos : Pierre-Yves Lerayer
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