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Photo du rédacteurPierre-Yves Lerayer

Et demain, le printemps

I.

Mon canoë fendait les eaux fumantes du canal depuis près de quatre heures quand j’aperçus au loin, par-delà l’horizon vaporeux, se dessiner la silhouette sombre de la ville. Sur ma gauche, les grues rubigineuses, fières reliques de l’ancienne zone industrialo-portuaire, surgissaient patiemment de la brume et me dominaient dans un silence de cathédrale. Voutées comme de vieilles reines attendant le retour des charbonniers, elles me guettaient, espérant déceler en ma présence celle des navires qui faisaient autrefois leur majesté. Je sentais leurs regards de tristes veuves me pénétrer et me traverser dans de longs frissons, puis se laisser emporter dans mon sillage avant de s’oublier de nouveau dans le blanc brouillard de l’hiver. Je les saluai d’un sourire, comme pour leur rappeler qu’ancien confident de leurs secrets, je connaissais bien les friches industrielles qu’elles semblaient encore couver. Face à moi, la ville de mon enfance et ses premiers bâtiments commençaient à se révéler de plus en plus nettement.


II.

La dernière fois que j’embrassai son regard remontait à près de vingt ans. J’y connus une adolescence candide, quoiqu’un brin mutin, sans cesse à l’affût de nouveaux espaces de libertés et d’aventures dans les recoins perdus de la ville. Au verso d’une cité conçue par et pour des adultes trop sérieux, je me remémore partir à la recherche de l’envers du monde, dans lequel je me sentais déconnecté d’une réalité que je ne comprenais pas. La quiétude de ces espaces-temps représentait une ressource inépuisable de rencontres heureuses et j’entretins dans la mollesse de ses courbes une relation intime avec l’ensemble de la ville. Parce que rares et précieux, ces lieux, ces plis sinueux, n’étaient accessibles que par la grâce des élasticités cérébrale et corporelle bien propres à l’enfance. Chaque interstice entre les bâtiments, chaque chemin oublié, chaque terrain vague ou chaque passerelle dissimulée me suffisaient à me sentir faire corps et esprit avec l’environnement qui m’accueillait. J'écrivis dans ses pierres émoussées les histoires que j’y projetai, fomentant ma mémoire, à jamais alimentée par les promesses de mon imagination. Depuis les galbes fugitifs de la ville, jaillissaient des histoires éternelles dont les couples d’amoureux, les botanistes rebelles, la lenteur, l’échange, étaient les protagonistes périssables, mais ancrés dans la réalité de ces lieux négligés.


Puis, au gré des ans et absorbée par l’absurdité ambiante d’un monde faussement raisonnable, la naïveté de mes jeunes années s’évapora à mesure que grondait plus fort l’ébullition de ma vie d’adulte. Je sentais alors mes rêves innocents se dissoudre inexorablement, m’éloignant de mes espaces d’aventures à mesure que la conformité absurde de l’urbain me rattrapait. Malgré moi, une répulsion magnétique exerçait insidieusement son terrible office jusqu’au jour où, le cœur lourd, je dus partir. Par ce départ, j’espérais naïvement pouvoir puiser au creux d’une contrée inconnue le réconfort qui m’avait bercé dans les rues que je quittai. J'avais finalement abouti dans une ville princière, à l’extrême nord du pays. Je m’y étais installé, et tout semblait m’assurer un confort de vie pérenne. Jusqu’à la survenance inéluctable des crises nationales successives, d’abord économiques puis sociales, qui bouleversèrent en un éclair l’équilibre qui régnait sur la riche cité et dans les autres contrées du pays. J’avais alors repris la route, puis la mer. Comme un baroud d’honneur, en l’honneur d’une échappatoire résiduelle qui trouvait sa source dans le passé, mon esprit ébranlé, par automatisme, ne trouva qu’une unique ville à laquelle se rattacher pour s’abriter de l’effritement des sociétés et se sentir encore appartenir au monde des vivants. Et cela tombait bien : je savais précisément de quelle manière accéder à l’entrée du canal qui menait à la cité de mes premières amours.


III.

Et la voici enfin. J’avais alors parcouru la vingtaine de kilomètres qui séparaient l’embouchure de la ville, escorté sur le miroir opalin par la candeur de l’atmosphère. Il m’eût été bien difficile de distinguer les masses aquatique et aérienne sans les bras de terre brune qui les séparaient et resserraient paisiblement leur étreinte sur le canal. A mesure que je glissais paisiblement sur la longue langue maritime menant droit vers le cœur de la ville, les grues continuaient de me mener avec révérence jusqu’à ma destinée, encore légèrement masquée par la brume insondable. Le calme ambiant et l’approche de la ville réveillèrent un chaud désir et me firent frissonner sous le regard impassible des goélands invisibles. Et quand se leva paisiblement le masque de brouillard, je retrouvai aux fenêtres vivantes les premiers sourires sibyllins d’une ville au verso de laquelle tout restait à reconquérir. Déjà, je commençai à percevoir des mouvements, des lumières, des sons humains et réconfortants résonner sur la surface calme du canal. À mesure que j’approchais du quai, à l’atmosphère nébuleuse se mêlait un cocktail de parfums chaleureux, genre de messagers d’hivers heureux. Je reconnus cette odeur qui me berçait, plus jeune, quand je frôlais les reins de la ville lors de nuits à la clarté laiteuse. Je remarquai que les hivers rigoureux avaient certes rongé certaines des façades de la ville, et le temps avait déchaussé les pavés récalcitrants, mais la fière cité n’avait pas bougé. Dans le port tranquille, je laissai mon embarcation le long d’un mur de pierres suintantes, et me hissai avec émoi sur l’embarcadère.


Sur le quai, le frais duvet de brume qui recouvrait le canal avait laissé place à un souffle chaud et réconfortant, embrassant mon visage de profil avant de l’envelopper dans une affectueuse étreinte, puis de s’évanouir en tourbillons sous la bise hivernale. Quelques silhouettes se tenaient auprès d’un feu, à quelques mètres de moi, et leurs rires résonnaient dans le paisible brouhaha de camaraderie qui régnait là. Je perçus une caresse de nostalgie m’enlacer, à mesure que je constatais, tel que je m’y attendais, comme le souffle brulé des événements passés avait rongé la ville dans sa plus vaste intimité. La plupart des bâtiments étaient encore intacts, tandis que d’autres, éventrés, laissaient paraître par leurs entrailles les reliques étincelantes d’une époque révolue, anciens trésors enivrants qui se dévoilent doucement pour mieux se rêver. La ville enfin avait été mise à nu, se révélant au grand jour sous un spectacle nouveau. Sous son masque de meurtrissures, jaillissait la flamme d’une humanité renaissante, dont la révolte poétique portait en moi des espoirs insoupçonnés et dont je ne sus en premier lieu caractériser la nature. La chaude valse des feux environnants, volatile et d’une arrogance enchanteresse, enveloppa mon être d’une allégresse inattendue et me guida instinctivement dans le labyrinthe de la ville. Je me laissai porter par les tendres courants d’un vent qui me tenait par le cœur. Lentement, je m’aventurai auprès des flambeaux qui claquaient sous le souffle sec de l’hiver, avant de longer aléatoirement les rues, errant sur la chaussée qui n’existait plus, à la découverte de cette ville que j’avais tant aimée et qui se révéla à moi comme si je l’eus rencontrée pour la première fois. Les échos de l’entraide et de la convivialité vibraient comme un velours sur les aspérités de la rue. Le bruit creux des fers, trottant sur les pavés fidèles, résonnait et se répandait en moi depuis le fond de ma poitrine.


Bien que la cité eût pu sembler dévastée aux yeux du premier visiteur venu, il m’était impossible de parler ici de ruines. Les plis de la ville chiffonnée regorgeaient au contraire d’un élan de gaîté et d’une vie foisonnante, jusqu’au cœur des foyers que je sentais vibrer à travers les fenêtres, desquelles jaillissaient, heureux, des échos de cœurs. Les toitures fumaient d’une vie voluptueuse et les façades dansaient doucement au rythme des couleurs sauvages qui les enrobaient. Les rues, les avenues et les places étaient toujours présentes, et l’organisation générale de l’architecture était similaire à celle que j’avais quittée deux décennies plus tôt. Sous la vie qui l’animait, je reconnus bien les détails de la ville et je parvins sans peine à m’orienter dans son cœur, à y ressentir sans effort la flamme qui m’avait tant manqué en elle. Vieil amant dont la cité endormie émergeait d’un rêve insaisissable, je l’écoutai par chacun de mes pas assurés, me guidant instinctivement vers le quartier de mes tendres années.


IV.

Je retrouvai là mes anciens jardins secrets. Je me rapprochais plus avant dans le voisinage quand je passai devant une maison isolée dont le caractère abandonné m’avait toujours fasciné. J’aimais déjà à l’époque son ambiance calme et envoutante, à l’écart de toute ébullition urbaine, parfois squattée en secret, toujours fleurie de graffitis lumineux. Mais depuis, si la bâtisse était la même, tout avait changé. Malgré l’hiver, la végétation s’était – comme dans le reste de la ville – réapproprié le paysage ; la vitalité humaine avait pris le pas sur la marginalité du lieu, devenu alors un épicentre de rencontres informelles. Là, comme dans la plupart de mes anciens espaces d’aventures, avait éclos une constellation de relations sociales et d’échanges bienveillants qui dépassaient de loin l’unique intérêt marchand. Un contrat social implicite avait finalement continué de fleurir comme une coulée de lait sur le reste de la cité. Le sens de l’engagement, les valeurs communes et la confiance bourgeonnaient d’un commun accord dans le cœur des citadins. Les silhouettes se courbaient d’un même geste sur la terre molle, chérie, et les sourires étaient lisibles jusque dans les fraîcheurs de l’après-midi.


Les angles morts de l’urbain, dans lesquels j’avais pour habitude de puiser l’antithèse de la ville moderne, étaient le lieu par excellence de mon rapport à l’autre et à l’ailleurs, mais aussi d’un nouveau rapport au temps qui s’écoule. Dévoilée sous son jour nouveau, la ville de mon enfance avait su faire germer dans les entailles de ses pierres usées, toutes les histoires longtemps restées muettes et orphelines. De cet imaginaire innocent et collectif, arrosé par l’amour et la sobriété, ont germé les fruits ronds d’une nouvelle citoyenneté, plus apaisée et plus autonome. La ville, en s’opposant à l’accélération de son spectacle étourdissant, parvint à adopter une vitesse de croisière au rythme d’une vie de quartier, essentielle aux relations humaines et au bon vivre ensemble. Je compris alors qu’il n’était nul besoin de terrain vague ni de jardin oublié pour retrouver ou poursuivre ses rêves endormis. L’amour et la solidarité suffisaient amplement, sans chercher, vainement, à leur trouver des raisons éphémères.


En observant avec émotion cette vie qui avait fleuri sans complexe, je me remémorai alors ces étranges sentiments que, plus tôt, je ne parvins pas à déchiffrer. Ce qui se présentait sous mes yeux, ce qui pouvait pour certains s’apparenter aux gerçures décadentes d’une ville meurtrie par l’âge, n’était en réalité que le monde de mon enfance qui s’était conjugué avec la poésie retenue dans les creux oubliés de la ville, pour s’en venir finalement déborder sur la face éclairée de cette cité que je n’avais jamais cessé de chérir.


Lorsqu’inconsciemment je parvins sur le seuil de l’immeuble où tout naquit, je revécus par procuration mes aventures passées, mes joies et mes peines. De la relation avec ma ville, que j’embrassai d’un cœur nouveau, était née une cité humaine qu’il me parut alors impossible d’abandonner davantage. Je contemplai en silence le fruit de nos échanges féconds, lorsqu’à mes pieds éclata une fleur de larme, comme éclate inlassablement le printemps, pour oublier les hivers passés, et tout recommencer.

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